Les racines
L’Esprit de victoire par Emile Chanoux

«Il faut être très bas, pour regarder très haut.
C’est un paradoxe, qui cache cependant une vérité.
Nous sommes très bas.
Nous avons atteint le fond de notre bassesse.
Pour un peuple, comme pour un individu, ne plus garder son individualité c’est mourir.
Et pour celui qui regarde et voit uniquement l’apparence, notre peuple n’existe plus.
Il n’a plus son langage.
Il doit renier ses ancêtres et son histoire.
Jusque dans ses noms, qui sont, dit-on, l’image de la personnalité humaine, il n’est plus.
Au milieu de nous un autre peuple s’est campé et agit en maître, un autre peuple qui n’a pas notre visage et dont les plus faibles parmi nous ont accepté le langage et quelquefois l’esprit, un autre peuple qui ne nous aime pas, qui nous hait même.
Il espère pouvoir nous détruire, parce qu’il est plus nombreux que nous.
Il veut nous détruire parce qu’il est plus fort que nous.
Il nous hait parce qu’il sent que nous lui sommes supérieurs par notre intelligence, par notre têtardise.
Il nous hait parce qu’il sent que nous sommes un obstacle à sa domination.
Il nous hait parce qu’il sent que sa domination sur nous est chose provisoire.
Il nous hait parce qu’il sent que, chez nous, il n’est pas chez lui.
Cette haine n’est pas consciente : elle est latente, elle est dans les manifestations spontanées de sa volonté, plus que dans sa pensée.
Elle est dans cette frénésie de destruction de tout ce qui représente notre personnalité, notre langue, notre histoire, nos noms.
Elle est dans cette exclusion organisée de tout valdôtain de tout poste essentiellement nécessaire à la vie de notre peuple.
Elle est dans cette ignorance totale dans laquelle il veut vivre de notre langue, de notre histoire, de nos noms, de nos problèmes économiques eux-mêmes. Quelle étrange prétention que de vouloir administrer un pays que l’on ne connaît pas !
Quatre-vingt mille Valdôtains sont isolés, chez-eux, de toute communication avec leur passé, toute culture relative à ce passé leur est interdite.
Ils sont isolés de leur classe dirigeante que l’on a dispersée ou asservie.
Ils sont abrutis dans l’ignorance de tous les problèmes qui les regardent le plus directement.
Les fils n’ont plus le langage des pères.
L’autre race règle la vie du pays, parce qu’elle est dans les bureaux d’où elle administre.
Elle est dans les usines où elle croit agir en maîtresse.
Elle est dans les boutiques où elle s’enrichit.
Elle est dans les écoles où elle enseigne son langage et son histoire et fait oublier aux enfants des vaincus leur langage et leur histoire.
Et le plus tragique c’est que tout cela a lieu non pas parce que ce peuple-là a vaincu celui-ci, mais parce que ce peuple-ci a contribué à la libération de celui-là, et a été si ingénu qu’il en a accepté la domination.
Quand les Savoie glissèrent graduellement de leurs montagnes dans la plaine du Pô, puis le long de la Péninsule italienne, et devinrent rois d’Italie, cessant d’être Ducs de Savoie, lorsqu’ils mirent entre les pays dont ils voulurent devenir les maîtres, et dont ils devinrent les esclaves, et le pays d’où ils sortaient un confin, un mur, nos pères ne comprirent pas qu’ils leur avaient tourné le dos.
L’équivoque persista jusqu’à nos jours, grâce à une apparence de sympathie qu’ils manifestèrent envers notre peuple.
Elle persista malgré une lutte lente, opiniâtre, souterraine, que les hommes venus d’en bas commencèrent contre ceux des montagnes et dont ceux-ci ne comprirent pas les mobiles.
Elle persista sous une apparence de légalité, minant la capacité de réaction de ce peuple encore ingénument croyant dans la vertu et la droiture de ses gouvernants.
Il fallut qui vînt le coup de massue de vingt ans de fascisme, il fallut que celui-ci déchirât le masque et montrât le vrai visage des dominateurs.
Il fallut que notre pays perdît tout.
Alors dans l’abîme d’abjection dans lequel il s’est trouvé, il a vu clair, il voit clair.
Non pas que tout le peuple voie clair : il ne le peut pas.
Mais quelqu’un parmi ceux que la tourmente n’a pas détruits dans la classe dirigeante, quelqu’un commence à voir clair.
Il commence à comprendre que pour survivre notre peuple doit avoir conscience de son état d’abjection.
Son premier devoir est de le lui dire, de le lui faire toucher du doigt.
On ne se résigne pas facilement à être déchu.
Il faut être des tarés pour s’y résigner.
Notre peuple ne l’est pas.
Il est vivant, profondément planté dans son sol, ce sol qu’il possède encore parce que, si on le lui ravissait, plus personne ne serait capable de le faire produire, parce que, si on le lui enlevait, il deviendrait stérile.
Il est vivant et son aptitude naturelle à penser, malgré son état d’abjection intellectuelle, ne s’est pas éteinte.
Il continue à produire des hommes munis d’instruction, munis de certaines qualités intellectuelles.
Il continue, dans son ignorance du langage des aïeux, à penser valdôtain même avec le langage des dominateurs.
Et quelquefois, du sous-sol de son dialecte, il sait encore extraire des hommes pour lesquels le langage du passé, devient le langage de l’avenir.
C’est le feu qui couve sous la cendre, et qui éclatera un jour.
On a beau le couvrir avec d’autres cendres stériles, il éclatera un jour.
Il suffira que cette cendre soit remuée.
Voilà ce qui est maintenant l’esprit de victoire : voir clair, vouloir vivre.
Tout ce qui est écrit sur nos murs ne nous intéresse plus, pour le moment.
Mais que notre âme s’alimente de la volonté de vivre, et que tout ce quia a lieu autour de nous serve à cultiver, âprement, cette volonté de vivre.
Et voilà que nous vaincrons. Voilà que la Vallée d’Aoste nouvelle, régénérée par la souffrance et refondue dans une nouvelle unité, produira à nouveau des Valdôtains.»